13
L’appartement était situé dans Belgravia, non loin de Buckingham Palace, et disposait de tout l’équipement nécessaire. Les meubles étaient de style anglais d’inspiration classique, avec beaucoup de marbre blanc, et les tapisseries se déclinaient dans des tons pêche, citron et blanc laiteux. Une équipe d’experts en bureautique, des hommes et des femmes à l’air rigoureux et efficace, s’activait pour installer télécopieur, ordinateur et téléphones.
Il veilla à ce que Samuel, pratiquement inconscient, soit mis au lit dans la plus grande chambre, puis prit possession du bureau. Il s’assit et se mit à lire les journaux, à la recherche d’articles sur un meurtre commis à l’extérieur de Londres par un mystérieux intrus aux mains très longues.
Aucun article ne mentionnait sa taille. Étonnant. Le Talamasca avait-il décidé de garder ce détail pour lui ? Et, dans ce cas, pourquoi ?
Yuri a certainement lu ces articles, songea-t-il. Enfin, s’il est en état de le faire, du moins. Mais comment savoir ?
Des messages arrivaient déjà de New York. Il fallait qu’il s’en occupe tout de suite. Sa société ne pouvait fonctionner sans lui, même une journée.
La radieuse Leslie, qui semblait ne jamais dormir, attendait ses instructions. On lui passa quelques pages, qu’elle posa sur le bureau.
— Vos lignes sont raccordées, monsieur, dit-elle. Autre chose ?
— Très chère, faites préparer un gros rôti pour Samuel dans la cuisine. Quand il ouvrira les yeux, il aura un appétit d’ogre.
Tout en parlant, il avait composé le numéro de la ligne directe avec Remmick, à New York.
— Faites en sorte que ma voiture et mon chauffeur soient prêts à partir à tout moment. Remplissez les réfrigérateurs de lait frais et de fromage. Le meilleur camembert et le meilleur brie que vous pourrez dénicher. Mais envoyez quelqu’un pour ça. J’ai besoin de vous ici. Prévenez-moi immédiatement si le Claridge appelle et, sinon, appelez-le toutes les heures. D’accord ?
— Oui, monsieur Ash, dit-elle avec empressement.
Elle se mit à tout noter sur un bloc qu’elle tenait à quelques centimètres de ses yeux.
Une seconde plus tard, elle avait disparu.
Par la suite, chaque fois qu’il levait les yeux il la voyait s’affairer avec une merveilleuse énergie.
A trois heures, elle vint le voir avec un enthousiasme de collégienne.
— Le Claridge, monsieur. On vous demande en personne. Ligne deux.
— Veuillez m’excuser, dit-il, heureux de voir qu’elle s’était spontanément éloignée.
Il décrocha le combiné.
— Ashlar à l’appareil, vous m’appelez du Claridge ?
— Non. Rowan Mayfair à l’appareil. Le Claridge m’a donné votre numéro il y a cinq minutes. On m’a dit que vous aviez quitté l’hôtel ce matin. Yuri est avec moi. Il a peur de vous mais je dois vous parler. Il faut que je vous voie. Vous avez déjà entendu mon nom ?
— Bien sûr, Rowan Mayfair. Dites-moi où nous pouvons nous rencontrer. Yuri va mieux ?
— Dites-moi d’abord pourquoi vous voulez me rencontrer. Que voulez-vous très précisément ?
— Le Talamasca est déloyal. J’ai tué son supérieur général. Il faisait partie de la conspiration contre la famille Mayfair. Je veux restaurer l’ordre dans le Talamasca pour qu’il continue d’être lui-même et parce que j’ai juré autrefois que je veillerais toujours sur lui. Rowan Mayfair, savez-vous que Yuri est en danger ? Cette conspiration est également dirigée contre lui.
Silence à l’autre bout de la ligne.
— Vous êtes toujours là ? demanda-t-il.
— Oui. J’étais en train de penser au son de votre voix.
— Le Taltos que vous avez mis au monde n’a pas dépassé le stade de nouveau-né. Il n’a pas connu la paix avant de naître. Vous ne pouvez penser à moi en me comparant à lui, même si ma voix vous rappelle la sienne.
— Comment avez-vous tué le supérieur général ?
— Je l’ai étranglé. Je l’ai fait dans un but précis. Je voulais que la conspiration soit connue de l’ensemble de l’ordre afin que les innocents soient au courant. Je ne pense pas que tout l’ordre soit impliqué. C’est l’affaire de quelques-uns. Permettez-moi de venir vous voir. Je viendrai seul, si vous voulez. Nous pourrions nous rencontrer dans un endroit où il y aura du monde. Je suis dans Belgravia. Dites-moi où vous êtes.
— Yuri doit rencontrer un membre du Talamasca d’un moment à l’autre. Je ne peux pas le laisser.
— Dites-moi où se passe cette rencontre.
Il se leva précipitamment et alla vers la porte. Un employé apparut immédiatement. « Mon chauffeur ! murmura-t-il en écartant le combiné de sa bouche. Maintenant ! »
— Rowan Mayfair, cette rencontre est dangereuse pour Yuri, reprit-il. Ce pourrait être une erreur fatale.
— Mais l’homme vient seul aussi, dit Rowan. Et nous le verrons avant qu’il ne nous voie. Il s’appelle Stuart Gordon. Ce nom vous dit quelque chose ?
— Je l’ai déjà entendu. C’est un très vieil homme, c’est tout ce que je peux dire.
Silence.
— Vous savez autre chose sur lui, quelque chose qui laisserait supposer qu’il est au courant de votre existence ?
— Non, rien, répondit-il. Stuart Gordon et d’autres membres du Talamasca se rendent parfois dans la lande de Donnelaith. Mais ils ne m’ont jamais vu là-bas. Ni ailleurs.
— Donnelaith ? Vous êtes certain que c’était Gordon ?
— Oui, absolument certain. Gordon y allait souvent. Les Petites Gens me l’ont dit. Ils volent des objets pendant la nuit, un sac à dos ou n’importe quelle bricole. Je connais le nom de Stuart Gordon. Les Petites Gens ne s’aventurent pas à tuer les membres du Talamasca. Cela leur causerait des ennuis. Ils ne tuent pas non plus les gens du coin, d’ailleurs. Mais ils tuent les étrangers qui se promènent avec des jumelles et un fusil. Et ils me disent qui vient dans la lande.
Silence.
— Faites-moi confiance, je vous en prie, implora Ash. L’homme que j’ai tué, Anton Marcus, était corrompu et sans scrupule. Je ne fais jamais ce genre de chose sur une impulsion. Croyez-moi si je vous dis que je ne représente aucun danger pour vous, Rowan Mayfair. Je dois vous parler. Si vous ne me laissez pas venir…
— Vous connaissez l’angle de Brook Street et de Spelling ?
— Je sais où c’est. C’est là que vous êtes ?
— Plus ou moins. Allez à la librairie. C’est la seule du carrefour. Je vous verrai quand vous arriverez et j’irai au-devant de vous. Mais dépêchez-vous. Stuart Gordon ne va pas tarder.
Elle raccrocha.
Ashlar descendit les deux étages à pied à toute allure, Leslie sur ses talons lui posant une rafale de questions : voulait-il ses gardes du corps ? Devait-elle l’accompagner ?
— Non, restez ici. Intersection de Brook et de Spelling, juste au-dessus du Claridge, lança-t-il au chauffeur en montant dans la voiture.
Il se demandait s’il devait aller en voiture jusqu’au lieu du rendez-vous. Rowan Mayfair verrait la plaque d’immatriculation et retiendrait le numéro. De toute façon, avec ce modèle de Rolls voyant, un numéro d’immatriculation n’était même pas nécessaire pour retrouver le propriétaire d’une voiture. Mais de quoi était-il inquiet ? Qu’avait-il à craindre de Rowan Mayfair ? Qu’aurait-elle à gagner en lui faisant du mal ?
Il avait l’impression d’oublier quelque chose de très important, mais quoi ? Il était très impatient de voir cette sorcière.
La limousine se fraya un chemin dans la circulation londonienne et arriva à destination, au carrefour de deux rues très commerçantes, en moins de douze minutes.
— Restez ici, ordonna-t-il au chauffeur. Et ne me quittez pas une seconde des yeux. Si je vous appelle, venez tout de suite. Vous avez compris ?
— Oui, monsieur Ash.
Des boutiques de luxe partout. Ash sortit de la voiture, étira ses jambes et se mit à marcher tranquillement jusqu’à l’angle de la rue. Il scruta la foule en ignorant les inévitables importuns qui faisaient des réflexions sur sa taille.
La librairie était dans la diagonale opposée. C’était une très jolie boutique à la vitrine de bois poli décorée d’objets en cuivre. Elle était ouverte, mais il n’y avait personne devant.
Il traversa la rue en évitant les voitures, s’attirant les foudres de quelques conducteurs.
Il y avait un peu de monde dans la boutique. Mais aucune sorcière. Elle avait dit qu’elle se montrerait en le voyant.
Il se retourna. Son chauffeur se tenait toujours au même endroit, malgré la circulation, avec toute l’arrogance du chauffeur d’une monstrueuse limousine. Parfait.
Rapidement, Ash passa en revue les boutiques de Brook, sur sa gauche, puis, de l’autre côté, regarda les magasins et les passants l’un après l’autre.
Devant la vitrine d’une boutique de vêtements se tenaient un homme et une femme. Michael Curry et Rowan Mayfair.
Son cœur cessa littéralement de battre.
Un sorcier et une sorcière.
Tous deux le regardaient. Ils avaient dans les yeux ce petit éclat commun à ceux de leur espèce.
Il était émerveillé. Lorsqu’il les toucherait, s’il en avait l’occasion, ils seraient plus chauds que les autres humains et s’il approchait son oreille de leur tête il entendrait un léger son qu’il ne détectait chez aucun autre mammifère, à part, très rarement, chez un chien.
Dieu du ciel ! Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait rencontré un sorcier ou une sorcière de cette puissance.
Sans bouger, il restait là à les observer, incapable de détacher son regard. Il se demanda s’ils s’en rendaient compte.
L’homme, Michael Curry, était d’origine celte et peut-être bien irlandaise. Tout était irlandais en lui, ses cheveux noirs bouclés et ses yeux bleus. C’était un homme grand et solidement bâti.
Le père du Taltos, et son meurtrier ! se rappela-t-il.
Et la femme ?
Elle était très mince et extrêmement belle, bien que très moderne. Ses jolis cheveux encadraient son visage de façon charmante. Ses vêtements, d’une sobriété intentionnelle, lui conféraient une beauté presque érotique. Ses yeux étaient bien plus effrayants que ceux de l’homme.
D’ailleurs, elle avait des yeux d’homme au-dessus d’une bouche douce et féminine. Il avait déjà remarqué ce côté sérieux et agressif dans les yeux des femmes humaines. À la différence que celle-ci était une sorcière.
Tous deux paraissaient aussi captivés. Ils ne se parlaient ni ne bougeaient. Mais ils étaient ensemble, une des deux silhouettes masquant légèrement l’autre. Le vent ne transportait pas leur odeur jusqu’à lui. Il soufflait dans l’autre direction. Ce qui signifiait, par conséquent, qu’ils devaient sentir la sienne.
La femme remua soudain, mais seulement les lèvres. Elle murmura quelque chose à son compagnon. Lui ne bougea pas. Il continuait de dévisager Ash.
Celui-ci se détendit en laissant ses bras tomber naturellement le long de son corps, ce qu’il ne faisait pour ainsi dire jamais à cause de leur longueur. Mais il fallait qu’ils voient qu’il n’avait rien à cacher. Il retourna vers Brook Street, très lentement pour leur donner le temps de s’enfuir en courant s’ils le voulaient. Il espérait que non.
Il se dirigea lentement vers eux. Ils ne bougèrent pas. Soudain, une passante le heurta par inadvertance et laissa tomber le sac en papier qu’elle tenait à la main. Le sac éclata et son contenu se répandit sur le trottoir.
C’est bien le moment, se dit-il. Mais il sourit, posa un genou par terre et commença à tout ramasser.
— Je suis vraiment désolé, s’excusa-t-il.
La vieille femme se mit à rire de bon cœur et lui dit qu’il était trop grand pour ramasser des objets par terre.
— Cela ne me dérange pas, dit-il. De toute façon, c’est ma faute.
Il était probablement assez près du sorcier et de la sorcière pour qu’ils l’entendent, mais en aucun cas il ne devait montrer sa peur.
La femme portait un grand sac en tapisserie à son bras. Lorsqu’il eut ramassé tous les objets, il les déposa dedans. Elle s’en alla en lui faisant un petit signe d’adieu auquel il répondit respectueusement.
Les deux autres n’avaient toujours pas bougé. Il le savait. Il sentait leurs regards sur lui. Ils n’étaient plus séparés que d’environ six mètres.
Il tourna la tête et les regarda. Dos à la circulation, il les distinguait nettement devant la vitrine de verre remplie de robes. Comme ils semblaient avoir peur, eux aussi ! La lumière émanant de Rowan s’était transformée en une lueur très subtile dans ses yeux et, maintenant, il sentait son odeur : pas de sang. Une sorcière qui ne pouvait pas enfanter. L’odeur de l’homme était forte et son visage trahissait la suspicion, voire la colère.
Leurs regards étaient glaçants. Tout le monde ne peut pas t’aimer, tu le sais, songea-t-il en souriant. Même les sorcières et les sorciers. Ce serait trop demander. Déjà, ils ne s’étaient pas enfuis.
Il reprit sa marche vers eux. À cet instant, Rowan Mayfair pointa le doigt pour lui indiquer quelque chose.
C’est peut-être une ruse, se dit-il. Ils veulent me tuer. L’idée était presque drôle. Il regarda dans la direction indiquée et vit un café de l’autre côté de la rue. Le gitan en sortait à l’instant aux côtés d’un homme âgé. Yuri avait l’air au plus mal.
Il aperçut Ash tout de suite et le fixa d’un regard à moitié fou. Le pauvre, il est en train de perdre la raison, songea Ash. Le vieil homme lui parlait avec animation et ne semblait pas avoir remarqué que Yuri regardait ailleurs.
Ce devait être Stuart Gordon. Il portait les vêtements sombres et démodés des gens du Talamasca. Oui, aucune erreur possible.
Il avait l’air terriblement désemparé et semblait implorer le gitan. À deux pas de lui, Yuri pouvait à tout moment se faire tuer.
Ash commença à traverser la rue, évitant une voiture et en forçant une autre à piler net.
Soudain, Stuart Gordon s’aperçut que l’attention de Yuri était détournée par quelque chose. L’air contrarié, il se retourna pour voir ce dont il s’agissait, au moment même où Ash se précipitait sur lui et lui attrapait le bras.
La reconnaissance fut instantanée. Il sait ce que je suis, se dit Ash. Cet homme, l’ami d’Aaron Lightner, est coupable. Il m’a reconnu, l’expression horrifiée de son visage en est la preuve irréfutable.
— Vous me connaissez, affirma Ash.
— Vous avez tué notre supérieur général, dit l’homme, paniqué.
Il agrippa les doigts d’Ash pour lui faire lâcher prise et hurla :
— Yuri, arrêtez-le, arrêtez-le !
— Menteur, dit Ash. Regardez-moi. Vous savez parfaitement ce que je suis. Je vous connais, vous n’êtes qu’un menteur. Vous êtes coupable.
Ils se donnaient en spectacle. Certains passants les contournaient, d’autres s’arrêtaient pour contempler la scène.
— Lâchez-moi immédiatement, dit Stuart Gordon, hors de lui, les dents serrées et le visage empourpré.
— Vous êtes comme l’autre, dit Ash. Avez-vous tué votre ami Aaron Lightner ? Et Yuri ? C’est vous qui avez envoyé l’homme qui lui a tiré dessus dans la lande ?
— Je ne sais rien de plus que ce qu’on m’a appris ce matin, dit Stuart Gordon. Lâchez-moi !
— Vraiment ? Je vais vous tuer.
Le sorcier et la sorcière étaient arrivés près d’eux. Ash aperçut Rowan Mayfair sur sa droite. Michael Curry se tenait près d’elle, les yeux toujours pleins de venin.
Leur vue terrifia Gordon encore davantage.
Le tenant fermement, Ash lança un regard vers sa voiture et fit signe à son chauffeur. L’homme avait tout suivi. Il se glissa derrière le volant et se dirigea vers eux.
— Yuri, vous n’allez pas le laisser faire ? supplia Gordon.
Indignation désespérée et feinte.
— Avez-vous tué Aaron ? demanda Yuri.
Le gitan avait maintenant l’air complètement fou et Rowan s’approcha de lui pour le calmer. Gordon se mit à se débattre furieusement en s’accrochant aux doigts d’Ash.
La longue Rolls-Royce s’arrêta près d’eux et le chauffeur en sortit immédiatement.
— Puis-je vous aider, monsieur Ash ?
— Monsieur Ash ? répéta Gordon, redoublant de terreur. Comment ça, monsieur Ash ?
— Monsieur, un policier arrive, avertit le chauffeur. Que voulez-vous que je fasse ?
— Partons d’ici, suggéra Rowan Mayfair.
— Oui, allons-nous-en tous.
Ash traîna Stuart vers la voiture.
Dès que la portière arrière fut ouverte, il jeta le pauvre Gordon sur le siège et se glissa près de lui, l’obligeant à se pousser de l’autre côté. Michael Curry était monté devant, près du chauffeur, et Rowan était en train de passer devant Ash pour s’asseoir sur le siège d’en face. Il sentit une brûlure sur sa peau lorsqu’elle frôla sa jambe par inadvertance. Quant à Yuri, il s’effondra à côté d’elle. La voiture fit une embardée puis démarra.
— Où allons-nous ? demanda le chauffeur en faisant descendre le panneau de séparation.
Michael Curry s’était retourné et regardait Ash droit dans les yeux.
— Commencez par sortir d’ici, dit Ash.
Gordon tendit une main vers la poignée de la portière.
— Et verrouillez les portes, ajouta Ash.
Sans attendre le clic familier, il referma sa main droite sur le bras de Gordon.
— Lâchez-moi, espèce de salaud ! cria Gordon d’une voix impérieuse.
— Vous allez me dire toute la vérité, maintenant, dit Ash. Je vais vous tuer comme j’ai tué Marcus, votre complice. Avez-vous quelque chose à dire qui m’empêcherait de le faire ?
— Comment osez-vous, comment pouvez-vous… ? balbutia Gordon.
— Arrêtez de mentir, intervint Rowan Mayfair. Vous êtes coupable et vous n’avez pas fait cela seul. Regardez-moi !
— Certainement pas ! protesta Gordon. Les sorcières Mayfair, dit-il avec amertume. Cette créature du diable, ce Lasher, était votre bras vengeur, votre Golem, n’est-ce pas ?
La souffrance de cet homme était exquise. Son visage était blême, mais il ne semblait pas vaincu.
— D’accord, dit calmement Ash. Je vais vous tuer et les sorciers ne pourront pas m’en empêcher. Ne croyez pas qu’ils le puissent.
— Non, vous ne le ferez pas ! s’exclama Gordon en se tournant pour faire face à la fois à Rowan et à Ash.
— Et pourquoi ? demanda doucement Ash.
— Parce que j’ai la femelle ! murmura Gordon.
Silence.
On n’entendait plus que le bruit de la circulation tout autour d’eux.
Ash regarda tour à tour Rowan Mayfair, Michael Curry, qui le fixait toujours, puis Yuri, avant de revenir à Gordon.
— J’ai toujours eu la femelle, poursuivit Gordon d’une petite voix sincère mais sardonique. J’ai fait tout cela pour Tessa. Je l’ai fait pour lui apporter un mâle. C’était mon seul objectif. Maintenant, laissez-moi tranquille, sinon aucun de vous ne la verra jamais. Surtout vous, Lasher, ou monsieur Ash, qui que vous soyez et quelle que soit la façon dont vous vous faites appeler. Ou alors, prétendez-vous avoir déjà votre harem ?
Ash ouvrit les doigts, les tendit vers Gordon pour lui faire peur puis reposa sa main sur son genou.
Les yeux de Gordon étaient rouges et larmoyants. Raidi d’indignation, il sortit un grand mouchoir de sa poche et se moucha.
— Non, je vais vous tuer maintenant, dit Ash.
— Si vous faites cela, vous ne verrez jamais Tessa.
Ash se pencha vers lui et s’arrêta à quelques centimètres de son visage.
— Alors, emmenez-moi maintenant jusqu’à elle ou je vous étrangle.
Gordon garda le silence un moment.
— Dites à votre chauffeur de prendre la direction du sud, vers Brighton. Ce n’est pas là que nous allons mais c’est la bonne direction. Il y a une heure et demie de trajet.
— Nous avons donc le temps d’avoir une petite conversation, dit Rowan.
Sa voix était profonde, presque enrouée. Sa vue troublait la vision d’Ash. Ses seins étaient petits mais magnifiques sous la soie noire de sa veste.
— Dites-moi comment vous avez pu tuer Aaron, dit-elle à Gordon.
— Ce n’est pas moi, dit Gordon d’un air triste. Je ne le voulais pas. C’était un acte complètement stupide que je n’ai pas pu empêcher. Comme pour Yuri. Je n’étais même pas au courant Yuri, dit-il en se tournant vers le gitan, quand je vous ai dit, dans le café, que je m’inquiétais pour vous, j’étais sincère. Certaines choses échappent à mon contrôle.
— Vous allez tout nous dire, dit Michael Curry sans quitter Ash des yeux. Nous n’avons aucun moyen d’empêcher notre ami de vous tuer et, de toute façon, nous ne l’empêcherions pas même si nous le pouvions.
— Je ne dirai pas un mot de plus, dit Gordon.
— C’est stupide, dit Rowan.
— Non, je n’ai pas le choix. Si je vous dis ce que je sais avant que nous soyons auprès de Tessa, vous m’éliminerez tout de suite.
— Je le ferai de toute façon, dit Ash. Vous avez juste gagné quelques heures de sursis.
— Pas si vite. Vous n’imaginez pas tout ce que j’ai à dire. Quelques heures n’y suffiraient pas.
Ash ne répondit rien.
Les épaules de Gordon s’affaissèrent. Il prit une profonde inspiration, regarda ses ravisseurs un à un, puis revint à Ash. Celui-ci s’était rencogné dans l’angle de la voiture. Il n’avait pas envie d’être proche de cet humain détestable qu’il allait très certainement tuer.
Il regarda les deux sorciers. Comme lui, Rowan avait une main posée sur son genou. Elle lui fit un petit geste pour réclamer sa patience.
Un bruit de briquet le fit tressaillir.
— Vous voyez un inconvénient à ce que je fume dans votre voiture, monsieur Ash ? demanda Michael Curry.
Sa tête était déjà penchée sur la cigarette et la petite flamme.
— Faites comme vous voulez, dit Ash avec un sourire cordial.
A sa grande surprise. Michael Curry lui rendit son sourire.
— J’ai aussi du whisky, de la glace et de l’eau. Quelqu’un veut boire quelque chose ?
— Oui, dit Michael Curry en exhalant la fumée de sa cigarette. Mais, pour le principe, pas avant six heures.
Ce sorcier peut engendrer un Taltos, se dit Ash en étudiant le profil de Michael Curry et ses traits parfaitement proportionnés bien que légèrement épais. Et il a une façon incroyable d’examiner les immeubles devant lesquels nous passons. Rien ne lui échappe.
Rowan regardait toujours Ash.
Ils venaient de quitter la ville.
— C’est la bonne direction, dit Gordon. Continuez jusqu’à ce que je vous donne de nouvelles indications.
Le vieil homme regardait dehors comme pour vérifier leur position et, brusquement, heurta la vitre de son front et fondit en larmes.
Personne ne dit rien. Ash repensa soudain à la photo de la jeune fille aux cheveux roux. Yuri, à côté de Rowan, avait fermé les yeux. Recroquevillé sur son siège, la tête tournée vers la portière, il pleurait aussi, sans un bruit.
Ash se pencha et posa une main réconfortante sur sa jambe.